Journée chargée aujourd'hui, il ne manquait que quelques heures avant que tout soit bouclé pour le journal du lendemain, et pourtant, tout était encore à la traîne comme toujours. Theophraste se lassait jours après jours, de répéter sans cesse qu'elle voulait que tout soit terminé au moins une heure avant l'échéance qui était fixée, mais que faire face à une équipe de tête de mule comme elle se plaisait de les appeler. Elle était assise à son bureau, droite, sans un sourire, faisant, de par ses yeux, un tour d'horizon dans la salle où se trouvait sa petite équipe de journalistes. De son bureau, elle pouvait tout voir, la grande baie vitrée qui donnait accès à sa vision faisait d'ailleurs assez trembler les moins vaillants qu'elle avait menacé d'envoyer à la rubrique des chiens écrasés s'ils continuaient à lui ramener des articles de pacotille. Elle se souvint alors qu'il n'y avait pas si longtemps, elle aussi était à l'un de ces bureaux, celui du milieu qui ne sert plus à personne pour l'instant. Artemis avait aussi à cette époque, la vivacité et la fougue du journaliste passionné par son travail, elle ne rechignait pas à la tâche. Oh, elle en a connu des déceptions qui l'ont mené à remettre en question son travail, mais elle persévéra. Elle n'hésitait pas à s'occuper des affaires les plus salissantes, les plus atroces, elle voulait faire la première page, et réussit très vite à se démarquer de ses collègues. Seulement, jamais elle n'aurait put avoir ce poste de rédactrice en chef si elle n'aurait pas fait entrer en scène ses techniques de persuasion, qui en l’occurrence étaient ici le chantage. Elle tenait des informations sur le grand patron, et quoi de mieux que de poser un compromis à son avantage.
En promenant ses yeux sur les visages de ses petits journalistes de tous âges, son regard s'arrêta sur l'un d'eux, un visage d'ange entouré d'une chevelure brune et brillante. La jeune demoiselle Brooks, arrivée depuis un certain moment à MystHill. Tout de suite le courant passa entre elles, et en réalité, Théophraste avait ressenti quelque chose de spécial à son égard. La brune avait un air fragile et elle semblait si gentille qu'en fait, elle la vit avec d'autres yeux, elle se vit elle-même, le côté qu'elle ne montre à personne pour ne pas faiblir, pour qu'on n'aie pas pitié de son passé pourtant connu de tous ceux qui vivaient près de chez elle, dans la ville à cette époque. Aujourd'hui qu'elle donnait l'image d'une vraie force de la nature, elle était respectée, appréciée ou détestée, mais elle était quelqu'un, pas forcément elle-même, mais celle qui lui fallait être pour continuer de vivre avec ce passé difficile à trainer.
La rédactrice en chef voulait depuis déjà une semaine parler à la jeune journaliste, c'était quelque chose qui lui tenait à cœur, et finalement, après avoir hésité un court instant à l'appeler dans son bureau, car il se pouvait qu'elle soit en plein travail pour cette sortie du journal, elle ne fut pas longtemps hésitante, car dès qu'elle la vit, les mains libres et non chargées d'informations papier, elle se mit à l’entre-bâillement de la porte de son bureau.

« Mademoiselle Brooks, pouvez vous venir dans mon bureau, je voudrais vous parler de quelque chose. »

Un ton sur d'elle, comme toujours, un brin hautain sans en avoir la volonté. Sa voix portait loin, assez pour que toute son équipe l'entende et commence à se poser des questions sur le sort de Aleyna. Quand madame le maire demandait qu'on la suive dans son espace personnel, ce n'était pas pour rire autour d'un café, mais bel et bien pour une réclamation. Artemis se tenait là, debout sur ses hauts talons, dans une jupe de tailleur parfaitement cintrée.
Elle attendit que la demoiselle entre pour fermer la porte, bien que visibles des bureaux de par la grande vitre, elles ne seraient pas entendues toutefois.

Théophraste avait bien conscience qu'elle était souvent un peu trop conventionnelle avec les gens qui l'entouraient depuis qu'elle s'était forgé cette dure carapace, mais elle se sentait plus protégée dans ces conditions, elle faisait ce qui lui plaisait, et n'avait plus peur des conséquences, à présent elle était quelqu'un et très peu osaient la contredire, et surtout pas ses employés. Jouer la méchante était parfois nécessaire, mais portait ses fruits, et bien que souvent elle en avait envie, elle ne baissait pas la garde. Sauf pour une personne, cette jeune fille qu'elle ne connaissait que par son travail, cette jeune fille dont elle savait si peu mais qui pourtant dégageait quelque chose qu'elle ne connaissait que trop bien. Une souffrance à peine décelable à la vue de tous, mais qui pourtant semblait faire partie intégrante de son être. Artemis avait l'impression de se retrouver en elle, de revoir la jeune fille triste qu'elle était lorsqu'elle vivait à l'orphelinat et elle avait donc décidé de la prendre sous son aile, elle le lui montrait, elle voulait qu'elle sache qu'elle était là pour elle, en tant que patron, mais aussi en tant que femme, parce qu'entre femmes il faut s'aider, et que cette jeune fille avait besoin, bien qu'elle ne demandait rien, d'une personne qui la protège. Tant que Theophraste serait là, Aleyna était en sécurité, autant pour l'emploi que pour tout ce dont elle aurait besoin, si elle le lui faisait savoir.
La rédactrice en chef s'assit dans son grand fauteuil confortable, la mousse sous le cuir noir se tassa sous son appui, et alors qu'elle détendit son dos contre le dossier froid légèrement trop penché en arrière, elle commença en s'avançant sur les roulettes de son siège.

« Si je vous ai fais venir dans mon bureau, c'est pour féliciter votre travail, c'est complet, concret et les sources sont justifiées, je suis fière de vous. Je sens que vous aimez votre travail, que tout ce que vous abordez semble vous tenir à coeur. »

Elle tenait à l'encourager, c'était une chose qu'elle ne faisait que trop rarement, mais elle n'hésitait pas lorsqu'elle voyait que la qualité du travail était là. Souvent les meilleurs journalistes quittaient le journal pour une chose ou pour une autre, et souvent Théophraste redoutait que ses meilleurs éléments n'aillent voir ailleurs. Pour Aleyna Brooks, c'était tout à fait différent, elle l'appréciait pour ce qu'elle était au travail, mais aussi en tant que jeune fille, et ferait tout pour la connaitre un peu plus, peut-être en dehors du travail un de ces jours.

« Savez-vous un peu sur quoi sera basé votre prochain article ? »

Son sourire était sincère, elle ne pouvait pas cacher son optimisme pour la brune, un jour, ce sera peut-être elle qui gouvernera depuis ce bureau.