✯✯✯ L’heure des visites est passée depuis au moins vingt minutes ; il se tient là, sans oser franchir le seuil, il regarde à travers la vitre, le corps paisible, plongé dans ce sommeil artificiel. S’il était un peu croyant, il se serait mis à prier, mais il ne connaît aucune des litanies qu’il a pourtant entendues dans son enfance, rien ne lui revient, c’est un peu comme si son cerveau était paralysé, tétanisé par une seule pensée : c’est de sa faute. Il résonne dans sa tête, ce signal régulier, calme, si emblématique de l’hôpital. C’est un rappel qui ne semble pas vouloir s’effacer de son esprit, ce bip qui marque la mesure des signes vitaux. Il conduit, dans le soir embrumé de MistHill. De retour chez lui, enfermé dans cette pièce qui d’ordinaire est son havre de paix, il se sent tourmenté, presque épié, c’est sa conscience qui le jauge, sans doute. Sa guitare entre les mais, il pince distraitement ces cordes fines et serrées, la mélodie de son enfance renaît, mais semble assortie, cette fois, d’une lenteur presque morbide. La voix de sa mère qui la lui chantait avant qu’il s’endorme n’est même plus assez forte pour lutter contre l’ombre des remords. Il prend une feuille de papier, et commence à tracer quelques mots, brouillons. Il rature, recommence. Par où donc doit-il commencer cette lettre, probablement une des choses les plus difficiles qu’il ait jamais eu à écrire.

Un après midi frais, il est entré, prenant son courage à deux mains, dans cette chambre trop tranquille. Il est entré et a déposé cette lettre sur la table de chevet, à l’attention de cette famille dont il a peut-être à jamais bouleversé la vie. Il ne sait pas quel accueil sera fait à ses mots, ses intentions les plus louables couchées sur ces quelques pages manuscrites. Son regard ce pose sur cette femme, probablement mère de famille, sœur, épouse, et le poids de la culpabilité se fait plus lourd encore ; un foutu hasard, des freins qu’il aurait dû faire revoir, quelques secondes avaient suffi. Quelques secondes en trop dont il mesure à cet instant précis la portée peut-être dévastatrice. « Je suis désolé » Murmure-t-il, mais ses mots lui semblent tellement dérisoires, petits, impuissants et inutiles. Puis il quitte la chambre.

✯✯✯ La douceur d’avril, la floraison est à son apogée dans la capitale éponyme de la provinde de Siem Reap. Fraîchement diplômé, il s’est planifié ce périple à travers l’Asie du Sud, en partant de la province de Canton, les reliefs escarpés du Yunnan, puis le Vietnam et ses marchés flottants, surprenants mélanges d’odeurs, où les épices côtoient les fruits des espèces les plus variées. Cette étape finale est à son crépuscule, tant de photos prises, tant de plats qui lui ont éveillé les papilles, ces couleurs, ces airs traditionnels, ces costumes. La cérémonie d’un mariage se tient là ; tous les habitants ont revêtu leurs plus riches habits, chantent en préparant le festin qui va clore les festivités. Il regarde avec cette fascination presque enfantine, émerveillé par tant de simplicité mais en même temps cette tradition si prégnante, fortement ancrée même chez les plus jeunes. Il observe les tenues confectionnées au fil d’or, étonnant contraste avec le caractère plus que modeste des habitations. uc.

✯✯✯ La pluie bat sur le carreau, la musique vient de se terminer. Nostalgique, il repense à ces années, ces mois passés dans le sud chinois. Il avait agi sur un coup de tête, prolongé un séjour supposé être bref et qui s’était transformé en expatriation. Elle. Elle avait été une raison suffisante de rester. Ils n’avaient pourtant fait que flirter, tant bien que mal, naviguant entre ces cultures si éloignées les unes des autres, ces langues. Emily Loh. Cette apparition quasi-divine ; sino-cambodgienne, rencontrée par un coup malicieux du hasard. Ils avaient vécu une histoire faite de jeux, de passion, elle s’était révélée pleine de surprise et ils avaient passé des mois idylliques entre Guangzhou et Siem Reap, ses deux pays, ses deux familles, leur couple aussi improbable qu’attendrissant. Des années ont passé, les mots doux se sont effacés et ont fait place aux disputes, aux rancoeurs et aux petites agressions quotidiennes. Le train déraille doucement mais sûrement, les tourtereaux semblent emportés par des vents contraires, irrémédiablement éloignés par des aspiration différentes qu’ils ne semblent pas parvenir à concilier. Elle a connu son ascension en tant qu’écrivain, ils avaient fait face à tout jusqu’à lors, même à la maladie, mais l’usure s’était dévoilée, sournoise.